Par Homer Trecartin | Adventist World, janvier 2023
Il était assis là, sur le tas d’ordures. Les flammes léchaient lentement ses pattes flageolantes et son cou blanchi à la chaux. Le souffle coupé, je me suis précipité vers le feu. J’ai saisi un long bâton et retiré mon chef-d’œuvre fumant des flammes. C’était mon cheval – celui que j’avais fabriqué avec ma propre hachette ! J’avais fendu les planches, je les avais coupées à la bonne longueur, j’y avais planté des clous tordus avec le dos de ma hachette. Pour finir, j’avais enduit mon cheval d’une bonne couche du lait de chaux qui restait après que les murs de la grange en avaient été peints.
Bon, j’admettais volontiers qu’il n’était pas très beau. Il ne tenait pas bien debout, et ne pouvait certainement pas porter mon petit frère. Mais de là à le brûler !!
Après quelques jours à regarder ses jambes carbonisées et son dos noirci, je me suis résigné : mon cheval, je l’avais raté ! Et après quelques jours de plus de réflexion, je l’ai déposé sur le prochain tas d’ordures à brûler, espérant que les vieux clous rouillés ne s’enfonceraient pas dans les pneus de mon vélo quand je roulerais par là.
Les années ont passé. J’étais plus vieux maintenant, et forcément, plus compétent. Mes parents possédaient une cabane très rustique dans les bois du Vermont. À l’intérieur, on y trouvait une cuisinière à bois, et à l’extérieur, des toilettes. Quant à l’eau, eh bien, elle n’était « courante » que lorsque nous allions la puiser à la source et revenions en courant !
C’était un endroit vraiment chouette. Mais après une semaine ou deux, on finissait par s’ennuyer un peu, surtout les ados. Pendant les vacances d’été, je cherchais quelque chose à faire – un projet avec lequel je pourrais démontrer mes capacités naissantes.
J’ai remarqué alors que Maman et mes sœurs avaient du mal à monter pour ouvrir la porte de la cabane. Les pierres que nous avions empilées là en guise d’escalier n’étaient pas solides – je dirais même qu’elles bougeaient dangereusement. Soudain, j’ai eu une idée géniale : je n’avais qu’à fabriquer moi-même un escalier !
Pour les traverses, deux bouleaux feraient l’affaire. Après des heures de coupage, de ciselage et de clouage, un bel escalier est sorti de mes mains. Mon enthousiasme était tel que j’ai même pensé aux possibilités de faire carrière dans la conception de magnifiques escaliers pour les bâtiments les plus luxueux du monde !
Peu après, du coin de l’œil, j’ai remarqué que quelque chose bougeait. J’ai vu – presque comme au ralenti – mes jeunes frères compter « un, deux, trois », puis sauter sur l’escalier depuis la porte de la cabane. À leur atterrissage, mes belles marches se sont effondrées. Mon escalier était ruiné !
Tandis que je leur criais après, des larmes – chaudes et piquantes – me sont montées aux yeux. Mais au fond de moi-même, je ne pouvais nier la vérité : mon escalier n’avait pas passé le test. Pour moi, c’était un échec total.
Dans son livre Failing Forward1, l’auteur et conférencier chrétien John C. Maxwell raconte l’histoire d’un prof de poterie qui a tenté une expérience. La moitié de sa classe, ou Groupe quantité, serait notée sur la quantité de travail qu’elle produirait, et l’autre moitié, ou Groupe qualité, le serait strictement sur la qualité de sa production.
Le Groupe quantité pouvait obtenir un A s’il produisait simplement 7 kilos de poterie. Aucune question ne serait posée. Aucun jugement ne serait porté sur l’aspect du produit final. La note serait simplement basée sur le poids de la poterie.
Le Groupe qualité serait noté sur un seul style de poterie. Les participants de ce groupe ne devaient pas réaliser quatre styles différents ou utiliser trois supports différents. Ils n’avaient qu’à faire une seule pièce et seraient évalués selon la forme, la créativité, la beauté, la construction, etc.
Le dernier jour de classe, le Groupe quantité a trimballé des boîtes de poterie jusqu’à la balance. Il y a eu beaucoup de A et, étonnamment, plusieurs poteries magnifiques. Les participants de ce groupe avaient fait du très bon travail.
Quand est venu le tour du Groupe qualité, personne n’a dit « Ouah ! », personne n’a applaudi alors qu’ils déballaient leurs spécimens. Il n’y avait pas une seule poterie qui soit belle. Ils avaient passé tellement de temps à essayer d’être parfaits et avaient eu tellement peur d’échouer qu’ils n’étaient pas arrivés à faire une seule poterie utilisable ou jolie. Comment expliquer une telle différence entre les deux groupes ? Eh bien, les participants du Groupe quantité avaient essayé et échoué tant de fois qu’ils avaient fini par maîtriser de nombreuses techniques et par obtenir des résultats étonnants !
Peut-être devons-nous changer notre façon de considérer l’échec. Peut-être qu’après tout, l’échec n’est pas comme un mur de briques marquant la fin d’un rêve, mais plutôt comme un tremplin nous aidant à réaliser nos rêves.
Et peut-être – juste peut-être – que tout compte fait, ce n’est pas un échec du tout.
Voici une histoire biblique que vous connaissez bien.
Jésus calme la mer, puis chasse les démons de deux hommes terrifiants. Les démons demandent alors la permission d’entrer dans un troupeau de porcs, et elle leur est accordée. Ils entrent immédiatement dans les porcs, et ceux-ci (il y en a 2 000) se précipitent du haut de la falaise dans le lac et se noient. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre, et bientôt, les habitants chassent poliment Jésus de la région (Lc 8.26-39 ; Mt 8.28-34 ; Mc 5.1-20).
Un échec, cette visite au pays des Géraséniens ? Jésus aurait-il eu du mal à interpréter la volonté du Père ce jour-là ? Se serait-il précipité dans une situation sans réfléchir pour ensuite prendre la mauvaise décision ? En apparence, oui !… enfin, jusqu’à ce qu’il revienne plus tard, et que toute la région afflue vers lui à cause du témoignage des deux hommes qu’il avait délivré des démons (Mt 14.34-36 ; Mc 6.53-56).
Dieu ne voit pas la vie comme nous la voyons. Peut-être que ce que nous considérons comme un échec, en réalité, n’en est pas un du tout.
Un jour, mon père est entré chez nous en sautillant dans
la cuisine. Il a sorti de sa poche une petite boîte joliment emballée. Les yeux de Maman pétillaient alors qu’elle commençait à l’ouvrir avec précaution. Elle en a sorti une minuscule bouteille en verre coiffée d’une poire en caoutchouc. « Oh, Ralph ! » Et dans sa joie, elle a fait une grosse bise Papa.
Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir de si extraordinaire dans ce petit flacon en verre et sa drôle de poire en caoutchouc ? nous sommes-nous demandés.
« Les garçons, c’est du parfum ! » a-t-elle dit. Il sentait le lilas.
En voyant combien Maman était contente, Lowell, mon frère, et moi nous sommes dit que si elle pouvait s’emballer autant pour un petit flacon de parfum, nous allions, nous, lui en faire des seaux !
Mais comme nous ne savions pas comment faire du parfum, nous avons demandé à papa.
« Eh bien, a-t-il répondu, ça se fait probablement avec du jus d’insecte et des fleurs de lilas. »
Et nous l’avons cru !
Les lilas étaient justement en fleurs près du poulailler. Nous avons aussi trouvé des tas de mouches. À l’insu de Maman, nous avons pris une assiette à tarte dans la cuisine. Ensuite, nous avons arraché une bonne quantité de fleurs de l’arrière des lilas et les avons empilées dans l’assiette à tarte. Puis nous avons saupoudré les mouches mortes dessus. Mais après ?
« Homer, faut sûrement que ça cuise ce truc-là », a suggéré Lowell. Comme nous ne pouvions passer à l’étape « cuisson » dans la cuisine, nous sommes montés dans les chevrons du poulailler et avons ouvert une petite fenêtre sur le toit. Nous avons placé l’assiette sur le toit, versé de l’eau sur notre précieux mélange, et l’avons laissé cuire sous les rayons brûlants du soleil.
Une heure plus tard, nous sommes revenus pour voir où en était notre parfum. Le nez au-dessus de l’assiette, nous avons pris une bonne inspiration… mais ça ne sentait rien du tout. Une autre heure plus tard, même exercice. « Mais ça sent rien ce truc-là ! » Aux grands maux les grands moyens ! Nous avons réduit le mélange en purée et avons continué à le vérifier jusqu’au lendemain après-midi. À notre dernière vérification, nous nous sommes bouché le nez et avons presque reculé de dégoût – les fleurs écrasées assaisonnées de mouches mutilées étaient complètement pourries…
Évidemment, nous n’avons jamais parlé à Maman de notre tentative ratée. Le temps a passé, et nous avons oublié tout ça. Mais au fil des années, je me suis mis à écrire certaines des expériences d’enfance dont je me souvenais – y compris notre tentative de fabriquer du parfum – et je les ai envoyées à Maman et Papa. Qu’est-ce qu’ils ont aimé les lire ! Un jour, mon père m’a téléphoné et m’a dit : « Tu aurais dû voir ta mère hier soir quand nous avons lu votre tentative de faire du parfum avec des mouches mortes et des fleurs de lilas. Ses yeux sont devenus tout doux, et elle a dit : “Quels précieux garçons !” »
C’est alors que j’ai compris quelque chose à propos de l’échec. Maman s’est enthousiasmée non pas en raison du cadeau, mais plutôt de l’amour dans le cœur de ses deux petits garçons.
Finalement, je n’avais pas vraiment échoué ! Mon objectif premier n’était pas de réussir à faire du parfum, mais tout simplement de rendre Maman heureuse, et en cela, j’avais réussi.
Vous vous doutez bien que je ne suis pas devenu un célèbre parfumeur ! En fait, je n’ai plus jamais essayé. Et un jour, j’ai même lu un texte biblique qui nous aurait évité bien des soucis à mon frère et à moi si nous l’avions lu à l’époque : « Les mouches mortes infectent et font fermenter l’huile du parfumeur ; un peu de folie l’emporte sur la sagesse et sur la gloire2. » (Ec 10.1)
Par contre, j’ai appris une leçon précieuse : Dieu me regarde de la même manière que ma mère me regardait.
Il ne voit pas les « choses » que nous lui donnons ou que nous faisons pour lui. Ce que nous pouvons donner de mieux n’est pas meilleur que cette mixture puante de fleurs et de mouches. Il voit plutôt l’amour dans nos cœurs qui nous pousse à faire quelque chose de spécial pour lui.
Sur la croix, Jésus s’est écrié : « Tout est accompli » (Jn 19.30). Pour ses disciples les plus proches, cette scène lamentable avait l’apparence d’un autre échec. Assurément, Jésus avait dit une fois de trop les mauvaises choses aux mauvaises personnes. Il était allé à Jérusalem alors qu’il aurait dû rester à l’écart. Quel gaspillage de vie et de potentiel ! Quel terrible échec !
Eh bien non, ce n’était pas un échec du tout. Ce cri n’était pas un cri de défaite, mais un cri de victoire ! Sa mort n’était pas un échec, mais plutôt le plus grand triomphe dont l’univers ait jamais été témoin. Il se peut que Golgotha ne ressemble à une victoire que lorsque la scène décrite dans Apocalypse 7.9,10 aura lieu. Une grande multitude, que personne ne peut dénombrer, de toutes nations, tribus, langues et peuples, se tiendra devant le trône. Et alors, il sera enfin clair que la vie et la mort de Jésus n’ont rien, mais absolument rien, d’un échec.
Et votre vie non plus ! Pas aux yeux de Dieu.
Quand on regarde en arrière, on peut avoir l’impression d’avoir vraiment gâché sa vie. Et c’est peut-être le cas. Mais que nous ayons vraiment raté notre vie ou ayons simplement l’impression de l’avoir ratée, l’étape suivante reste la même : en parler à Dieu, mettre notre main dans la sienne, nous relever, et essayer encore, encore, et encore. Car le seul véritable échec, c’est celui dont on ne se relève pas.
1 John C. Maxwell, Failing Forward, New York, HarperCollins Leadership, 2000.
2 Sauf mention contraire, toutes les citations des Écritures sont tirées de la version Louis Segond 1910.
Homer Trecartin a travaillé en tant que pasteur, professeur, administrateur, et missionnaire. Il a servi pendant plusieurs années au Moyen-Orient, et a récemment pris sa retraite après avoir travaillé pour Mission globale au siège de Mission adventiste à la Conférence générale, à Silver Spring, au Maryland (États-Unis).