Par Kirk Duerksen | Adventist World, février 2023
Tout va de travers. D’abord, les porteurs mettent beaucoup trop de temps à charger les marchandises à Bulawayo. Puis, les bœufs ne sont pas à l’aise avec le lourd joug de bois et refusent de travailler ensemble. Ensuite, il n’y a plus d’eau, et maintenant, l’une des roues vient de heurter une grosse pierre et tombe presque de l’essieu. Parcourir des centaines de kilomètres à travers une Afrique rude et vallonnée est toujours difficile, mais dans ce voyage-là, le diable semble s’en donner à cœur joie.
Le pasteur Anderson passe une fois de plus le tissu taché de sueur sur son front et respire profondément. Avec son maillet en bois, il frappe fortement la cheville qu’il a coupée pour réparer la roue.
Malheureusement, elle se brise en trois morceaux, lesquels ne serviront à rien.
Pourquoi est-ce que j’ai tapé si fort !, se dit alors le pasteur.
Le pasteur Harry Anderson, accompagné d’un jeune assistant africain, conduit un lourd chariot de fournitures depuis le terminus de la voie ferrée, puis à travers le désert, puis sur le fleuve Zambèze, et enfin sur un sentier poussiéreux jusqu’à la nouvelle école de Rusangu. Ce pasteur est un missionnaire américain, l’un des fondateurs de l’école de Solusi, l’un des hommes les plus gentils à avoir foulé le sol africain, et un dirigeant chrétien qui, comme l’a découvert la population du coin, est digne de confiance.
L’école de Rusangu est la réalisation d’un rêve – d’un appel que Dieu a lancé au pasteur Anderson plusieurs années auparavant. Les classes apporteront la vérité de l’amour de Dieu à des milliers de Batongas, lesquels n’ont jamais entendu l’Évangile. Il semble bien que Dieu dirige chaque étape du processus ! Déjà, des étudiants viennent et supplient le missionnaire américain de les instruire. Les livres, le sel, le sucre, les fruits secs et les autres fournitures dans le chariot donneront une nouvelle vie à l’école.
Avec son couteau, Harry Anderson taille une nouvelle cheville dans une branche morte qu’il a trouvée près d’une grande fourmilière. Cette fois, les coups de maillets sont plus doux. Allez, tape bien, mais sans colère, pense-t-il.
La cheville se cale correctement. La roue tournant à nouveau sans à-coups, Harry et son assistant se dirigent vers le point de traversée du fleuve Zambèze. À cette époque, il n’y a pas de route près du Zambèze, seulement un sentier indigène sinueux à travers les herbes hautes et les bois. Ils le suivent, contournant les arbres quand c’est possible, et coupant ceux qui leur bloquent le chemin.
« C’est loin d’être des vacances, écrit le pasteur Anderson dans une lettre. L’attrait du voyage disparaît à partir du quatrième jour où l’on est enlisé dans le sable ou embourbé dans un trou de boue. »
« Nous devons arriver au passage du fleuve avant le coucher du soleil », dit Harry au jeune homme – ce qu’il lui a déjà dit une dizaine de fois ce jour-là. « Le vieux capitaine de mer britannique qui conduit le ferry-boat nous fera traverser si nous y sommes avant le coucher du soleil. Autrement, nous devrons camper de ce côté-ci du fleuve, et les endroits pour y dresser une tente ne sont pas fantastiques. Je veux traverser et camper à l’endroit où il y a un grand bosquet d’acacias sur une petite colline, juste de l’autre côté du Zambèze. Il y a de l’herbe en abondance là-bas, et des arbres solides pour attacher la tente. »
L’assistant écoute le pasteur. Il comprend suffisamment les mots pour savoir qu’il doit faire avancer les bœufs, et en même temps, se demande ce qu’il va ressentir en voyant pour la première fois un vrai capitaine de bateau !
Lorsque la route traverse un ancien cours d’eau et que les bœufs se débattent dans le sable profond, Harry et son assistant descendent du chariot et marchent à côté des deux bêtes pour les encourager à avancer.
Que c’est lent, difficile, et frustrant !
Alors qu’ils descendent la route en direction du ferry-boat, ils aperçoivent le vieux capitaine en train de baisser son drapeau.
« Trop tard, Anderson, crie-t-il. J’ai fini ma journée, et là, je rentre chez moi. À demain ! »
Harry supplie, cajole, argumente, et propose même de payer un extra. Rien à faire ! Le capitaine ne change pas d’avis. Voyant que le vieil homme s’en va chez lui, il perd la tête et lui crie des tas de mots salés. Le capitaine s’arrête, commence à dire quelque chose, puis tire une bouffée sur sa pipe et poursuit son chemin.
Les deux hommes n’ont pas le choix. Ils montent, en silence, leur camp dans les orties bordant le fleuve.
Le lendemain matin, ils sont les premiers à faire la queue au ferry-boat. Le vieux capitaine sourit, les accueille, et leur fait traverser le fleuve en toute sécurité. Harry ne dit pas un mot. Il paie le passage en fronçant les sourcils.
« Je vais te montrer où nous aurions dû passer la nuit », murmure-t-il à son assistant en conduisant les bœufs sur la colline verte, vers le bosquet de grands acacias.
Dans une clairière au sommet de la colline, il y a une tente, un grand chariot en bois, et un feu encore fumant.
« Bonjour ! Y a quelqu’un ? » lance Harry. Pas de réponse.
C’est le jeune homme qui tombe le premier sur les semelles très usées d’une paire de bottes en cuir.
C’est tout ce qu’ils trouvent, excepté des empreintes évidentes laissées par une bande de lions qui a visité le camp pendant la nuit. Le commerçant qui campait là a disparu. Les lions se sont chargés de lui.
Ébranlé, Harry s’agenouille près de la tente, met ses mains dans les empreintes de pattes et pleure. Sous le regard de son assistant, il confesse son orgueil, sa colère, sa frustration, et sa méchanceté envers le vieux capitaine.
Plus tard – beaucoup plus tard – Harry et son assistant redescendent la colline et conduisent les bœufs vers l’embarcadère du ferry-boat où ils attendent patiemment que le vieux capitaine amène le bateau de leur côté du Zambèze.
« J’ai eu tort, Monsieur », dit Harry alors que le capitaine le regarde du haut du pont du ferry-boat. « J’ai eu tort de vous traiter de la sorte, de vous parler comme ça. J’étais en retard, et j’étais en colère parce que mon intention n’avait pas marché. Ce matin, Dieu m’a rappelé qu’il sait ce qui est le mieux pour moi et qu’il marche toujours devant moi pour me protéger. Je vous en prie, pardonnez-moi. »
Le vieux capitaine tire une longue bouffée de sa pipe et accepte ces excuses d’un signe de tête.
« Anderson, aujourd’hui, vous êtes à nouveau comme l’Homme que vous suivez. Je suis heureux que vous soyez encore parmi nous. »
Dick Duerksen, pasteur et conteur, habite à Portland, en Oregon, aux États-Unis.